Le fantôme de l’Opéra… Je ne sais rien de lui. Juste qu’il porte un costume noir, un masque fade et un haut de forme. Et qu’il joue de l’orgue, aussi. Seul sur scène, quand personne ne regarde. La salle est vide, les doigts s’agitent, les notes résonnent… Le fantôme est là.

Je ne sais pas jouer de l’orgue. Ni même du piano, d’ailleurs -ils sont bien cousins, oui ?…Je ne sais jouer d’aucun instrument. Je ne suis pas chanteuse. Ne suis pas actrice -pas professionnelle, du moins. Ni danseuse. Je ne monte pas sur scène. Mais j’aime la scène ; pas le jeu.

Le lieu. J’aime le lieu. La scène et ses gradins. Le rideau et les planches. J’aime la salle. Le velours rouge, confortable, des sièges ; les accoudoirs en bois. Les escaliers, aux grandes marches ; la moquette sous mes pieds. L’obscurité.

La salle est vide. Les lumières, minimes. Dans la pénombre des gradins, pieds nus, je me sens bien. Le silence… La salle est si vaste, si déserte… Si calme. Je me sens bien.

Tous ces fauteuils vides sont autant d’ombres discrètes, témoins de ma tranquillité. Elles sont là, ne sont pas là ; je ne m’en soucie pas. Je n’ai pas à m’en soucier. Je me sens bien. Juste… bien.

Quelques pas, au cœur de cette foule discrète ; j’avance tranquillement sur la moquette. Les marches sont vastes, peu élevées : c’est presque plat ; chaque niveau me laisse assez de place pour un ou deux pas, avant de céder sa place au suivant. Je monte…

…Sous le balcon. Là, les fantômes obscurs sont plus nombreux, leur silhouette plus facilement discernable, enfoncés qu’ils sont dans leur siège ; il fait plus sombre, sous la strate supérieure.

Dernière marche : me voici au sommet. Je me sens bien. Mieux, même. Je suis si sereine qu’il me semble que rien ne peut venir déranger ma tranquillité. Hors ces murs, le monde s’agite, ou pas : peut-être que tout a disparu, peut-être la terre tourne-t-elle toujours frénétiquement ; seule dans la salle, en compagnie de l’obscurité, je n’en sais rien, j’oublie bien des choses. Je suis mieux, bien mieux que bien.

…Un bruit. Un grincement. Une lumière parasite. Quelqu’un… Un être humain entre dans la salle. Immédiatement, la foule s’enfuit ; les ombres se figent, leur semblant d’existence balayé par l’arrivée de l’étranger.

Il passe devant les marches, juste devant la scène. Pressé. Préoccupé…? De sous le balcon, dans l’obscurité, je retiens mon souffle, immobile. Le monde tourne toujours, je le sais. Mais la réalité… Les ombres me gardent. M’apaisent. Me calment. Je me sens…

…Je me sens invisible. Des dizaines d’autres pourraient entrer, s’affairer comme lui le fait, aux pieds du plancher, et nul ne me verrait. Je resterais dissimulée, perdue quelque part sous le balcon, sereine, préservée. Je suis mieux, oui, bien mieux que bien, cet inconscient s’affairant sans me savoir là, plus haut, magnifiant mon état ; je suis une ombre parmi d’autres.

…Il s’en va. La foule de mes compagnons discrets reparait.

Si je savais jouer de l’orgue, je pense que j’aurais envie d’en faire, là, maintenant, tout de suite. Et que j’en ferais, si j’en avais un à portée de main. Je serais le fantôme de la salle. Fantôme d’opérette…