Ceci est une fan-ficton basée sur le monde du jeu de cartes Malkyrs, Heptia. Il s'agit de l'origin story de deux de mes héros. 

Bonne lecture ^^

 

La mer est d’huile. Respectueuse de la fuite en cours, les flots restent silencieux, laissant la flotte d’exode progresser sans effort vers un horizon incertain. Aussi loin que porte le regard, seule les ténèbres de Dame Nuit se distinguent partout autour, la pureté de son voile clairsemé d’étoiles toutefois corrompue par de faibles lueurs parasites, loin en arrière de l’escadre.

Maden brûle. L’archipel, terres des graciles golems d’eau connus sous le nom d’astragues, se consume d’un feu terrible, le feu de Vinh et de ses filles. La rumeur veut que l’iffrite primordiale de la chaleur s’en soit prise aux enfants des sources dans l’espoir de trouver, quelque part sur ces îles, un artefact aux pouvoirs inconnus…

La ″rumeur″… Aube ne le sait que trop bien : l’immortelle Vinh est souffrante. Depuis longtemps, déjà, sa menace pesait sur Maden, la primordiale en quête d’une force à même de la guérir. Mais personne n’a écouté les avertissements de la vive-lame. Comme toujours. Sa parole n’a jamais compté. Et maintenant qu’il est trop tard… L’Appel se fait de plus en plus fort.

Appuyée sur la rambarde d’un navire d’escorte, à bâbord, la rescapée affine sa perception de l’eau autour d’elle. Quelle importance qu’il fasse nuit ? Pour les astragues, aveugles par nature, l’eau, source de vie, est leur lumière : partout où elle est, ses enfants peuvent la sentir… Ainsi Aube ″voit″, loin devant elle, son île, son berceau, lopin de terre désert limitrophe de l’archipel de Maden. L’endroit où elle est née. L’endroit où elle mourra.

Il est temps. Déjà débarrassée de son armure, Aube grimpe sur la rambarde, s’apprêtant à plonger ; moins d’une demi-lieue la sépare de sa destination, la mer est calme… Il est temps de rentrer.

─ Protectrice ?

L’apostrophe soudaine surprend l’astrague. L’Appel lui occupe tant l’esprit qu’elle n’a pas senti une jeune vive-lame approcher. Accroupie, par réflexe, sur la barrière de bois, Aube se tourne vers l’importune, hésitant à passer, malgré tout, par dessus bord.

─ Que faites-vous ? l’interroge la novice, une certaine inquiétude audible dans son ton.

─ Je… me retire. Mes vingt cycles de vie arrivent à leur terme : ma source m’appelle.

─ Vous… Vous nous abandonnez ?! Il doit pourtant bien vous rester encore quelques jours ! Notre peuple a besoin de toute la force dont il dispose. Vous ne pouvez pas…

─ Avec ou sans moi, vous atteindrez le delta de la Riva ; mon voyage s’arrête à Yahvien, l’interrompt Aube, se retournant vers l’île, au loin.

─ Mais… Et votre devoir ? Vous avez défendu votre source, autrefois. Ne ressentez-vous pas de la honte, à vous présenter devant elle en lâche ? Vous êtes la Protectrice de Maden, bon sang ! Ce titre ne signifie-t-il donc rien pour vous ?

…Si, bien sûr. Ces deux mots sont lourds de sens, pour Aube. Mais pas comme cette petite ignorante se l’imagine ; plutôt qu’un honneur, c’est un poids qu’ils lui imposent. Le poids de souvenirs doux-amers qui la hantent depuis près de dix cycles…

Tournant toujours le dos à son interlocutrice, Aube s’assied en tailleur sur la rambarde, se laissant aller à un rire empli de tristesse.

─ La ″Protectrice de Maden″… finit-elle par soupirer, calme, mélancolique. Jeune lame, voudrais-tu m’écouter ? Il y a une histoire qui doit être dite avant que je ne rejoigne mon berceau.

« Cela remonte à une époque que tu n’as certainement pas connue ; quel âge as-tu ? Quatre cycles ? Cinq, peut-être ?

« …Peu importe. Sache que j’en avais alors huit, et était à la fois l’une des meilleures lames de l’archipel et la plus détestée. Quoique ce mot soit un peu fort… Pour être plus claire, j’étais mise à l’écart : on ne me prenait pas au sérieux, certains considérant même mes positions comme dangereuses. Une idée que je peux comprendre, avec le recul de l’âge… Mais qui m’attristait profondément, à l’époque. Est-ce si mal de vouloir ouvrir un dialogue pacifique avec les autres races ? De chercher à partager notre savoir et à apprendre de nouvelles choses ? De s’ouvrir au monde ? De vouloir l’éduquer ?

« Ah ! Quel beau masque, savant mélange de surprise et de dégoût ! Ton expression me rappelle bien des souvenirs… Honnêtement, je n’ai jamais compris cette philosophie de rejet des impurs… Certes, leur physionomie est loin d’être aussi parfaite que la nôtre, mais cela n’efface pas le fait qu’ils évoluent dans le même monde que nous… Peut-être même que leurs imperfections leur offrent sur Heptia un regard qui nous est inconnu et qui pourrait nous être bénéfique !

« …Je te rassure, déjà à l’époque, on me répondait ainsi. Par de l’horreur. Ou des moqueries, parfois. Raison pour laquelle j’ai fini par me retirer sur Yahvien, lieu de ma naissance et, ironiquement, l’île la plus éloignée du cœur de Maden. Puisque personne de notre peuple ne souhaitait réfléchir avec moi, je me suis repliée sur moi-même, profitant de mes jours au milieu de la faune et de la flore du volcan, sans conflit, libre de penser et d’écrire sans que l’on ne me censure constamment d’un rire assassin ou d’une critique conservatrice.

« Seulement, même si le vain espoir qu’un jour, quelqu’un lise et diffuse ma pensée mieux que moi me rassurait légèrement, il m’a bien vite fallu me rendre à l’évidence : j’étais née seule, je vivais seule et, un jour, mourrai seule. C’était aller contre mon désir, contre mon rêve, mes idées, mes mots…

« Mais je ne suis pas partie. Je pourrais te dire que je ne l’ai jamais fait car ce qui suit est arrivé alors que je m’étais décidée, mais l’euphorie qui en a découlé m’a si bien prise que je doute un peu de l’authenticité de mes souvenirs sur cette période. Disons donc simplement qu’un jour, au fond d’une caverne étrangement éclairée, j’ai fait une découverte.

« Un feu-follet. Une étincelle d’énergie thermique. Un pulsar.

« Revoilà la surprise ! Remarque que, sur le coup, j’étais moi-même très étonnée. La présence de cette chose, ici, si loin de l’influence du malkyr Aguirel… Ça ne pouvait être que deux choses : l’annonce d’un désastre à venir ou le témoin d’une invasion d’ores et déjà en cours. Pour un esprit conventionnel, cela dit. Non pour moi.

« Au lieu d’un mauvais présage, je vis dans cette découverte une bénédiction : l’opportunité de prouver mon point de vue.

« …

« Pardonne-moi ; je me suis imaginée tant de fois raconter cette histoire à un public attentif, pensé tant de réactions différentes possibles que ta surprise, naïve, pure, n’a pu que me faire rire. C’était puéril, navrée.

« Et, je l’admets, ma démarche d’alors l’était tout autant. Comment étais-je supposée amener à maturité ce concentré d’énergie ? …Je ne savais pas. Je ne savais rien. Je ne connaissais les iffrits qu’en tant qu’adversaires. Mais en créer un ?

« J’ai essayé, cependant. Des jours, des semaines, des mois durant, j’ai nourri ce fœtus d’énergie, passant le plus clair de mon temps à amasser du bois pour nourrir les flammes que j’avais allumées dans la grotte. À un moment, j’ai même tenté de récolter de la lave du cratère, non sans me brûler gravement.

« Puéril… vraiment. Tu n’as pas idée du nombre de fois où ce mot a occupé mes pensées tandis que je surveillais le foyer… Ce qui ne m’a cependant pas empêchée de poursuivre mon labeur, l’espoir toujours là, bien qu’infime.

« Et, contre toute attente, c’est arrivé : un soir, la chaleur s’est soudain muée en quelque chose de nouveau…

« Une iffrite. Une Nilvinh, techniquement, me ressemblant presque trait pour trait. Une créature barbare, étrangère aux astragues, à qui je pus pourtant enseigner notre façon de vivre durant deux longs cycles, les plus extraordinaires, les plus beaux de mon existence. Certes, elle n’était pas parfaite au regard de ses semblables : son corps n’était que très peu chaud, à peine en fusion, sans doute du fait du manque d’énergie lors de sa… création, mais elle n’en restait pas moins une héritière d’Aguirel ; les possibilités que sa seule existence amenait m’apparaissaient infinies : prouver mes théories sur la possibilité d’éduquer les autres races au Collège, en apprendre plus sur la physionomie des héritières de Vinh, étudier leurs pouvoirs… Elle pourrait même officier en tant que médiatrice au sein d’une ambassade envoyée en terre iffrite… Voire, si nécessaire, agir en agent infiltré.

« Pourquoi ne suis pas revenue avec elle, en ce cas ?

« …

« À vrai dire… Je l’ignore. Ou, du moins, je doute de mes raisons. Au fil du temps, j’ai développé… un étrange sentiment, à son égard. Je ne saurais dire s’il s’agissait d’affection ; c’en était une forme : je devais la protéger. Un peu comme… Vois-tu cet instinct dont font preuve certains animaux, comme les humains, cette volonté qu’ont les mères de protéger leurs rejetons ? Je pense l’avoir plus ou moins compris, à l’époque. Qu’importe la quantité de savoir qu’elle absorbait, qu’importent ses progrès au combat, je n’étais pas satisfaite. Pas rassurée.

« Elle n’était pas prête. Jamais. Et elle a finit par le comprendre.

« Les disputes sont devenues notre quotidien ; fière du respect qu’elle avait pour moi et son devoir, terrifiée à l’idée qu’elle s’attache à l’accomplir, je ne parvenais pas à garder la tête froide, pourtant bien consciente de l’irrationnel de mes actes, de mes paroles et de mes choix. Une situation qui dura… Jusqu’à ce fameux jour, il y a un peu moins de dix cycles, qui m’a valu, à tort, tant de respect factice et d’admiration ignorante.

« Un jour malheureusement trop conventionnel, à son commencement : suite à une dispute, j’avais fait valoir mon autorité en forçant l’élève à demeurer dans sa grotte pour méditer, tandis que je m’en était allée, prétendument pour trouver un peu de viande. C’est là, seule, prise dans le tourbillon de mes pensées incertaines, que je fis la pire erreur qui soit : laisser mes sentiments faire basculer mon attention.

« L’attaque fut si soudaine que je ne parvins pas à esquiver, frappée au flanc gauche. Trois Nilvinhs, vraisemblablement des éclaireuses, m’encerclèrent alors que je m’écroulais au sol en hurlant, de douleur autant que de surprise. L’une de mes assaillantes en réprimanda une autre pour son impulsivité, m’ayant apparemment attaquée avant d’en avoir reçu l’ordre, et la querelle qui s’en suivit ne s’interrompit que lorsque la troisième, certainement plus ancienne, imposa le silence et s’approcha de moi.

« ″La relique″, me dit-elle d’un ton glacial, terrifiant sortant de la bouche d’un être si chaud que je pouvais sentir mon corps bouillir de l’intérieur. ″Dis nous où est la relique.″

« …J’ai fait un peu la même tête que toi, à sa demande. Bien que mon expression fut mêlé d’un masque de douleur, je n’avais que de la surprise et de l’incompréhension à donner en réponse. Ce qui ne plut pas à l’impulsive du groupe, m’apprenant dans sa colère le mal dont souffre Vinh et la raison de la quête de ses enfants : trouver un remède.

« …Oui, la rumeur n’en est pas une. Oui, j’ai partagé cette information avec nos sœurs, à mon retour. Mais il faut croire que mes conseils ne pèsent pas assez lourd pour que des mesures autres qu’une simple augmentation des patrouilles aux frontières durant quelques cycles soient seulement envisagées. Notre fierté nous perdra…

« Assez ; le temps m’est compté : ne m’interrompt plus. Mon histoire arrive à son terme.

« Dans la situation où je me trouvais, la mort m’apparaissait inévitable ; j’étais perdue. Là encore, comme une humaine -du moins, j’imagine-, mes pensées allèrent à… à Elle. À ma… pupille. Peur, tristesse, espoir… Un raz-de-marée d’émotions me noyait l’âme et l’esprit, la douleur une tempête surplombant ce chaos psychique. Un chaos qui devint brusquement matériel.

« Dans un torrent de flammes étouffantes, Elle apparut de nulle part, repoussant mes agresseuses avec un rugissent de rage.

Malkyrs_Sunay

« Cette scène restera gravée dans ma mémoire jusqu’à mon dernier instant : ma… ma fille, poings serrés, son corps en ébullition constante, une corne de magma instable jaillissant de son front… Et son regard, ce regard qu’elle a tourné de moi vers nos ennemies… Ses yeux projetant une étrange chaleur… Comme si… Comme éclairés d’une flamme surnaturelle… On aurait juré deux étoiles vengeresses.

« Je ne saurais dire ce qu’il advint, après cela. Sans doute la chaleur et la douleur me firent-elles perdre connaissance… Tout ce que je sais, c’est qu’à mon réveil, deux sentinelles de l’Inquisition étaient penchées sur moi, au milieu des restes de la forêt, calcinée. À de nombreuses reprises, je perdis connaissance, m’éveillant tantôt à bord d’un navire, tantôt dans une chambre immaculée ; tantôt entourée de regards impressionnés et interrogateurs, tantôt seule, libre de pleurer, pleurer toutes les larmes de mon corps.

« On m’a honorée pour avoir ″défendu Maden face à l’envahisseur″. On m’a nommée ″Protectrice″, alors que je n’ai rien fait que contempler la mort et perdre ce qui m’était cher. M’a-t-on écouté ? Pas vraiment. Pas complètement. Ai-je dit la vérité ? Toute la vérité ? …Jamais avant aujourd’hui. Le dernier jour d’une vie dont seuls deux cycles auront vraiment été… parfaits. Agréables. Des cycles sans à priori, sans jugement, sans crainte, sans conflit… Une vie joyeuse et paisible. Un secret bien gardé de notre monde.

« Fais-en ce que tu veux, jeune lame. Mais à chaque fois que ton acier croisera celui d’un impur, réalise que cet autre pourrait être à tes côtés, discuter, partager, échanger, rire, se battre en allié, en ami. Si Elle a pu se sacrifier pour moi… Avoir assez de respect… D’amour pour un être si différent d’elle… Il est certain que d’autres en peuvent autant. Que nous en pouvons autant.

Encore faut-il l’accepter. »

Le silence s’installe : la mer reprend ses droits. La novice, perdue, accablée des paroles qu’elle vient d’entendre, son admiration pour la légende balayée par la vérité, ne sait que dire, que répliquer, que questionner… Et n’en a de toutes manières pas le temps : Aube ne lui laisse qu’une dizaine de secondes avant de se dresser de toute sa hauteur sur la rambarde.

─ Adieu.

Le mot sonne comme une sentence, écrasant de sa solennité la jeune astrague tandis que son aînée plonge droit dans l’océan.

Dans un éclair de lucidité, la cadette a toutefois le réflexe de se précipiter contre la barrière de bois, se penchant par-dessus bord en hurlant :

─ Son nom ! Quel était son nom ?

La réponse se fait attendre. Espérer. Finalement, alors que quelques astragues paraissent sur le pont du navire, alertées par les cris, deux syllabes résonnent dans l’air, portées par les quelques vagues…

Île de Brënn. Île des héros tombés. Îles des arènes de l’éternité.

Depuis le cœur de sa forteresse d’Enardem, la malkyr Narkalor observe sa favorite en devenir : une jeune iffrite, si froide et pourtant si vive. À l’abri d’une grotte, loin dans les sommets gelés de Gröngerik, la Nilvinh est immobile, semblant méditer. Mais le regard lointain de la malkyr ne la trompe pas : la combattante attend quelqu’un. Son prochain adversaire.

Narkalor sourit en pensant à ce qui va suivre, voyant une silhouette ailée s’approcher du refuge dans la roche. Le combat s’annonce palpitant… Peut-être l’astrague sur le point de rendre sa vie à la malkyr aimerait-elle y assister avant de trépasser. Peut-être… Oui… Peut-être même le jeune Iriel apprécierait-il de voir ce que sont devenues ses deux créations, ses deux expériences…